Décryptage des liens établis par l’OMS entre restrictions à l’avortement et santé des femmes
08/04/2022

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Note d’analyse – Avril 2022 (suite)

Dans son dernier communiqué, l’OMS propose de nombreuses recommandations non seulement médicales mais aussi politiques visant à limiter les risques de l’avortement non sécurisé sur la santé des femmes. La fiabilité des chiffres de mortalité maternelle liée à un avortement  a été interrogée dans une première note d’analyse.

Nous abordons dans cette note les liens que tente d’établir l’OMS entre les restrictions légales liées à l’avortement et la santé des femmes pour justifier leur suppression. 

“Les données montrent que les restrictions en matière d’accès à l’avortement ne permettent pas de réduire le nombre d’avortements.”

Cette affirmation est issue de la publication d’un article de Juillet 2020 publié dans The Lancet Global Health Journal [1] dont la méthodologie a été présentée dans la première note d’analyse. Notamment, les auteurs indiquent qu’entre les périodes 1990-95 et 2015-19, le taux d’avortement estimé dans les pays l’ayant libéralisé aurait baissé de -43% en excluant la Chine et l’Inde. A contrario, les pays ayant maintenu de fortes restrictions, auraient vu leur taux d’avortement estimé augmenter de +12% (avec une marge d’erreur possible comprise entre –4% et +30% ce qui signifie qu’une baisse serait même possible dans les limites de l’incertitude du modèle). Selon les auteurs, l’exclusion de la Chine et de l’Inde est justifiée par le fait que “les moyennes étaient fortement décalées car ces pays représentent 62% des femmes en âge de reproduction”. Si on peut envisager l’exclusion de la Chine en raison de la politique coercitive de l’enfant unique jusqu’en 2015, l’exclusion de l’Inde reste difficile à comprendre.

En effet, en analysant les chiffres de [1], l’exclusion de la Chine et de l’Inde (les deux pays représentant près de 3 milliards des 7,9 milliards habitants sur terre) change fortement les conclusions de l’analyse :

  • Parmi les pays légalisant l’avortement, l’exclusion de la Chine et de l’Inde modifie le taux d’avortement (nombre d’avortements pour 1000 femmes en âge de procréer) estimé de 40/1000 à 26/1000 soit un écart de 35% !   Ainsi, en incluant la Chine et l’Inde, l’évolution à la baisse du taux d’avortement estimé dans les pays ayant libéralisé l‘avortement entre les deux périodes n’est que de –8% avec une marge d’erreur de –20% à +9% (ce qui rend même plausible une hausse dans les limites d’incertitudes du modèle) au lieu des –43% retenus par l’OMS dans son communiqué.
  • Et lorsqu’on observe la période la plus récente 2015-19, le taux d’avortement dans les pays légalisant l’avortement est estimé à 40/1000 en incluant la Chine et l’Inde tandis qu’il est estimé à 36/1000 dans les pays restreignant l’avortement. Là où l’avortement est légal le taux d’avortement serait supérieur de 11%. Et cet écart est encore plus significatif sur la période 1990-95 avec 44/1000 versus 33/1000 (écart de 33%).

Ainsi, contrairement à la conclusion de l’OMS, des “données” (issues de modèles) montrent que la légalisation de l’avortement augmenterait le nombre d’avortements.

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“Dans les pays où les restrictions sont les plus sévères, seul un avortement sur quatre est sécurisé, contre près de neuf sur dix dans les pays où la procédure est largement légalisée.”

Cette affirmation est issue d’ un article publié dans The Lancet en novembre 2017 [2] qui propose des estimations basées sur un modèle statistiques en l’absence de données fiables (méthodologie présentée dans la première note d’analyse ). L’estimation de 25% d’avortements “sécurisés” dans les 62 pays restrictifs (pays où l’avortement est interdit ou permis pour sauver la vie de la mère ou pour sa santé physique) est donc une valeur estimée moyenne dont la marge d’erreur est comprise entre 14,5% et 41% ce qui correspond à une amplitude très importante et montre la très faible validité du modèle). En comparaison, parmi ces mêmes pays, l’estimation des avortements “les moins sécurisés” oscille entre 21% et 41,9% (moyenne à 31,3%).  (cf la première note d’analyse –  l’article de The Lancet fournit des estimations sur deux catégories d’avortements : “moins sécurisés” et “les moins sécurisés.)

 

“Supprimer les obstacles politiques à l’avortement sécurisé qui ne sont pas justifiés d’un point de vue médical, tels que (…) les limites quant au moment de la grossesse où l’avortement peut être pratiqué. ”

Parmi ses recommandations, l’OMS indique que “Gestational age limits have been found to be associated with increased rates of maternal mortality” ( « les limites d’âge gestationnel sont associées à une augmentation du taux de mortalité maternelle »).

Cette déclaration s’appuie notamment sur une compilation d’articles par l’OMS dans le “Supplementary material 1: Evidence-to-Decision frameworks for the law and policy recommendations”:  de l’abortion care guidelines.

Parmi les publications relatives aux coûts du système, une étude [3] est mentionnée faisant le lien entre les délais d’avortement et la mortalité maternelle. Cette étude [3] réalisée aux Etats Unis conclut que “dans les États qui ont promulgué des limites d’âge gestationnel, la mortalité maternelle augmente de 38%, par rapport aux États qui ne l’ont pas fait”. Cette conclusion est reprise telle quelle à la page 130 dans le rapport de l’OMS “Supplementary material 1”.

Notons tout d’abord qu’une première limite forte de cette approche est que l’étude [3] est une étude américaine et est donc par définition très dépendante du contexte américain ( si l’arrêt Roe vs Wade garantit depuis 1973 le droit à l’avortement au niveau fédéral, chaque état en organise l’accès selon des politiques très différentes plus ou moins permissives ou restrictives ; en outre aux Etats-Unis, l’avortement est payant, l’accès aux soins pour les mères dépend de leurs couvertures maladies privées …).  Dès lors, la généralisation par l’OMS de ces conclusions au plan mondial pose question.

Au-delà de cette limite, en creusant cette publication (dont un résumé est disponible ici), plusieurs problèmes  apparaissent:

  1. Dans cette étude la mortalité maternelle inclut toutes les causes de mortalité et pas seulement celles liées à un avortement. Parmi ces causes, on trouve également des hémorragies, hypertensions et septicémies.
  2. Les données compilées ne concernent que 39 Etats sur les 50 que comptent les Etats-Unis. Quelles ont été les hypothèses qui ont conduit à exclure 11 Etats sur 50 dont la Californie qui représente 40 millions de personnes sur 330 millions d’habitants ?
  3. Selon l’étude, “entre 2007 et 2015, 12 des Etats ont passé des lois restreignant l’avortement en se basant sur l’âge gestationnel. Nous avons trouvé que ces changements sont significativement liés aux accroissements de mortalité maternelle.” L’étude ne tient donc pas compte de la date d’introduction de la mesure restrictive (délais) sur les chiffres totaux de décès maternel sur la période 2007-15. Par exemple, dans les Etats du Wisconsin et de l’Ohio, des restrictions de délais ont été promulguées dans la loi en 2015. Comment peut-on imputer un taux plus élevé de décès maternel sur une période antérieure (2007-2015) à l’introduction de la mesure restrictive?
  4. Plus encore, en compilant les chiffres disponibles et avec les réserves précédentes, il apparaît que les conclusions chiffrées sont fausses. Sur les 12 Etats ayant promulgués des contraintes sur les délais d’avortement, le taux de décès maternel (incluant toutes les causes et pas seulement l’avortement) est de 19% plus haut que sur les 27 restants, et non de 38%, chiffre repris par l’OMS.

Une étude sérieuse des causes de cette mortalité, incluant la qualité des systèmes de soins, leur accessibilité… s’avère indispensable.

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Bibliographie scientifique

[1] Unintended pregnancy and abortion by income, region, and the legal status of abortion: estimates from a comprehensive model for 1990-2019, Guttmacher Institute, WHO, University of Massachussets, July 2020, The Lancet Global Health Journal https://www.thelancet.com/journals/langlo/article/PIIS2214-109X(20)30315-6/fulltext
[2] Global, regional, and subregional classification of abortions by safety, 2010–14: estimates from a Bayesian hierarchical model, Guttmacher Institute, WHO, University of Massachussets, November 2017, The Lancet Journal https://www.thelancet.com/action/showPdf?pii=S0140-6736%2817%2931794-4
[3] Impact of State-Level Changes on Maternal Mortality: A Population-Based, Quasi-Experimental Study, Summer Sherburne Hawkins, Marco Ghiani, Sam Harper, Christopher F Baum, Jay S Kaufman, American Journal of Preventive Medicine 2020 Feb;58(2):165-174. Abstract available here: https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/31859173/ Data available here: https://www.ajpmonline.org/article/S0749-3797(20)30236-1/pdf