Bilan de l’euthanasie en Belgique : de 2002 à 2020
16/04/2021

euthanasie-belgique

 

Près de vingt ans après l’adoption de la loi du 28 mai 2002 légalisant l’euthanasie en Belgique, environ 25 000 personnes ont été euthanasiées entre 2002 et 2019, selon les données officielles de la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie.

Ce nombre important suscite des interrogations multiples, auxquelles la présente note cherche à répondre. Quelle est la législation applicable, et les débats actuels pour en élargir l’application ? Quelles sont les données statistiques plus précises ? Quelles sont les dérives constatées dans l’application de la loi, et quelles réactions ces dérives éthiques suscitent-elles ?

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I – LA SYNTHÈSE

 

La Belgique a dépénalisé l’euthanasie en 2002 pour les personnes majeures. En 2014, la loi a été étendue aux mineurs sans limite d’âge. Depuis près de vingt ans, le nombre d’euthanasies n’a cessé d’augmenter rapidement, et les propositions de loi se sont multipliées pour faciliter et pour élargir les conditions de la pratique de l’euthanasie.

De fait, les informations disponibles mettent en lumière de multiples dérives dans l’interprétation et dans l’application de la loi : persistance de nombreuses euthanasies clandestines, interprétation de plus en plus large des critères à respecter (notamment sur la notion de « souffrance physique ou psychique constante, insupportable et inapaisable »), multiplication des euthanasies de personnes dépressives, rôle discutable de la commission fédérale de contrôle, évolution vers des suicides assistés médiatisés, utilisation des euthanasies pour des dons d’organes, remise en cause de la clause de conscience, etc.

Les mentalités, surtout dans les régions néerlandophones, évoluent rapidement vers une banalisation de l’euthanasie, au nom de l’autonomie et de « la liberté de l’individu à disposer de sa vie et de sa mort », dans une vision utilitariste et individualiste de l’existence. L’euthanasie est progressivement considérée comme un droit opposable aux soignants, dont on peut réclamer l’application pour soi- même ou pour des proches, même si les conditions ne sont pas clairement réunies.

Pour autant, face à ces dérives, une réelle opposition commence à se faire entendre. A titre d’exemple : des professionnels de la santé témoignent des dérives dans leur service, des ouvrages et films documentaires sur les conditions d’euthanasies se multiplient, les représentants religieux s’unissent pour défendre la dignité des personnes fragilisées, sans oublier l’activité des réseaux sociaux qui ne cessent d’informer et d’alerter, spécialement au niveau international.

 

II – LES DONNÉES STATISTIQUES

 

Le communiqué officiel publié par la Commission fédérale de contrôle en 2020 fait état de 2 655 déclarations d’euthanasies reçues en 2019, soit une hausse de 12% par rapport à 2018.

De fait, depuis le vote de la loi de 2002, le nombre d’euthanasies a littéralement décuplé (voir tableau ci-dessous).

Parmi les euthanasies déclarées en 2019 : 52,8% concernaient des femmes ; 77% des déclarations proviennent de la partie flamande (rédaction en néerlandais) ; les 2/3 des personnes avaient plus de  70 ans, mais plus de deux cents avaient moins de 50 ans ; 45,3% des euthanasies ont eu lieu au domicile ; dans plus de 15% des cas, « le décès n’était pas attendu à brève échéance », ce qui signifie que les personnes n’étaient pas en fin de vie ; celles-ci souffraient en majorité de cancers (62% des cas) ou de polypathologies (18%).

Les premières euthanasies de mineurs ont été réalisées en 2017 sur des enfants de 9, 11 et 17 ans. Une euthanasie sur mineur a été déclarée en 2019.

Comme les années précédentes, la Commission fédérale de contrôle a estimé qu’il n’y a aucun problème d’application de la loi, aucun dossier n’ayant été transmis au procureur du Roi.

Ces chiffres officiels ne reflètent cependant pas totalement la réalité, car les euthanasies clandestines demeurent nombreuses : elles sont estimées à 35 % du total des euthanasies (cf § IV-2).

Ainsi, en 2019, la Belgique enregistrait plus de 7 euthanasies « légales » par jour (pour une population de 11,5 millions d’habitants, inférieure à celle de la région Ile-de-France).

Cette proportion préoccupante d’euthanasies non déclarées (et donc par définition illégales) en Belgique est d’ailleurs corroborée par une seconde étude publiée en 2018 dans le Journal of Pain and Symptom Management, dont il ressort qu’au moins 31% des euthanasies réalisées en Flandre en 2013 n’ont pas été déclarées à la Commission de contrôle. Une part non négligeable de ces euthanasies non déclarées correspond à l’injection d’une sédation au patient (avec ou sans son consentement) dans le but d’accélérer sa mort. L’étude indique que nombre de médecins ne considèrent pas cet acte comme une euthanasie et que sa déclaration à la Commission est donc superflue. L’injection d’un produit, intrinsèquement létal ou non, dans l’intention d’accélérer la mort du patient constitue pourtant bien une euthanasie au sens médical et légal du terme, du fait de l’intention poursuivie par le médecin.

Des statistiques plus détaillées, notamment par région (plus de 80% des euthanasies ont lieu en Flandre) et par type de pathologies, sont disponibles dans le rapport de la Commission fédérale de contrôle. Le dernier en date, publié en octobre 2020, porte sur les années 2018 – 2019. (ci-dessous : le tableau de synthèse de la page 12 du rapport).

statistiques euthanasie belgique

L’Institut Européen de Bioéthique (IEB) en a publié une synthèse avec les principaux tableaux et des analyses pertinentes.

 

III – LA LÉGISLATION

 

1 - La loi initiale de 2002

Par une loi du 28 mai 2002, la pratique de l’euthanasie a été dépénalisée sous certaines conditions. Le texte exonère de toute responsabilité le médecin qui « met intentionnellement fin à la vie d’une personne à la demande de celle-ci », si certaines conditions de fond et de procédure sont réunies. Les principales dispositions de la loi (avant son extension aux mineurs) sont les suivantes :

  • Le patient est « majeur ou mineur émancipé, capable » ou « mineur doté de la capacité de discernement ».
  • Le médecin doit vérifier que le patient a formulé sa demande « de manière volontaire, réfléchie et répétée, et qu’elle ne résulte pas d’une pression extérieure».
  • Le patient doit se trouver « dans une situation médicale sans issue et un état de souffrance physique ou psychique constante et insupportable qui ne peut être apaisée et qui résulte d’une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable ».
  • Le médecin doit consulter un second praticien qui vérifie que ces conditions sont remplies. Si le patient n’est pas en phase terminale, un troisième médecin doit être consulté, psychiatre ou spécialiste de la pathologie concernée, et un délai d’un mois doit être respecté entre la demande écrite et l’euthanasie.
  • A l’issue de l’euthanasie, le médecin remplit un formulaire destiné à la Commission de contrôle, afin que celle-ci vérifie la légalité de l’acte accompli, sur base des informations qu’il fournit. Les médecins qui ne souhaitent pas réaliser d’euthanasie bénéficient d’une clause de conscience.
  • Seul le médecin peut pratiquer l’euthanasie. Les actes dits « préparatoires comme par exemple le placement d’une perfusion, ne font pas partie de l’acte d’euthanasie en lui-même » selon la Commission de contrôle ; ils peuvent donc être effectués par les infirmiers. Toutefois, un infirmier peut très bien refuser de placer la perfusion (plus largement, la loi prévoit qu’« aucune autre personne n’est tenue de participer à une euthanasie»).
  • La Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie, composée de 16 membres, est chargée de vérifier a posteriori la conformité de tous les actes d’euthanasie pratiqués en Belgique. Tout médecin qui réalise une euthanasie doit en effet remettre à la Commission, dans les quatre jours, un rapport sur l’acte réalisé. Si elle estime que les conditions n’ont pas été respectées, la Commission doit saisir la justice. Elle transmet tous les deux ans un rapport au Parlement.
2 - La loi sur les mineurs du 28 février 2014

Le Sénat belge a proposé en novembre 2013 un projet d’extension de la loi de 2002, pour étendre l’euthanasie aux mineurs sans limite d’âge. Ce texte va ainsi plus loin que la législation des Pays-Bas, qui ne l’autorise formellement qu’à partir de l’âge de 12 ans.

Sur ce sujet très délicat, les débats à la Chambre des représentants (équivalent de l’Assemblée nationale en France) ont été peu approfondis, les promoteurs du texte voulant aboutir à une loi très rapidement. Les députés de la Chambre ont adopté le projet le 14 février 2014, et le texte est devenu la loi du 28 février 2014.

La Belgique est ainsi devenue le seul pays au monde à permettre d’euthanasier des enfants quel que soit leur âge, sur la seule base de leur capacité de discernement, notion particulièrement difficile à mesurer.

Pour que l’euthanasie d’un mineur puisse avoir lieu, il faut respecter certains critères spécifiques :

  • Le patient mineur doit être « doté de la capacité de discernement ».
  • Il doit se trouver « dans une situation médicale sans issue de souffrance physique constante et insupportable qui ne peut être apaisée et qui entraîne le décès à brève échéance et qui résulte d’une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable ».
  • Il doit effectuer une consultation chez un pédopsychiatre ou un psychologue en précisant les raisons de sa consultation.
  • Il faut que l’accord de ses représentants légaux (les parents en général) soit acté par écrit.

Alors que les médecins favorables à cette extension de la loi estimaient qu’une dizaine de jeunes seraient concernés chaque année, aucune demande d’euthanasie de mineurs n’a été enregistrée pendant plus de deux ans et demi. Un premier cas a été rendu public le 17 septembre 2016, à l’initiative du président de la Commission de contrôle, le professeur Wim Distelmans, qui avait beaucoup œuvré pour faire voter cette loi. Au total, quatre euthanasies sur mineur ont jusqu’ici été déclarées à la Commission.

3 - La loi du 15 mars 2020 visant à modifier la législation relative à l'euthanasie

La dernière loi de modification de la législation sur l’euthanasie a été adoptée en mars 2020. Celle-ci comprend trois changements principaux :

  • En premier lieu, la durée de validité de la déclaration anticipée d’euthanasie passe de cinq ans à une durée indéterminée. Actuellement, cette déclaration anticipée (ressemblant aux directives anticipées françaises, mais centrée sur la demande d’euthanasie de l’individu « pour le cas où il ne pourrait plus manifester sa volonté ») permet aux citoyens inconscients d’être euthanasiés et ce, à la demande d’une personne de confiance qu’ils ont eux-mêmes inscrite dans leur déclaration.
  • La deuxième modification affaiblit la clause de conscience, en contraignant le médecin qui refuse de pratiquer l’euthanasie – y compris pour des motifs médicaux – à « transmettre au patient les coordonnées d’un centre ou d’une association spécialisée en matière de droit à l’euthanasie », ce qui revient à participer de manière indirecte mais non moins concrète à l’acte d’euthanasie.
  • La troisième modification prévoit qu’ « aucune clause écrite ou non écrite ne peut empêcher un médecin de pratiquer une euthanasie dans les conditions légales ». Une telle mesure vise en pratique à contraindre les institutions de soins à accepter la pratique de l’euthanasie, et à interdire les hôpitaux et maisons de repos qui privilégient d’autres approches que la mort par euthanasie, par exemple à travers un accompagnement continu des personnes jusqu’à leur décès, par le biais des soins palliatifs.Sur cette question, un procès s’est tenu en mai 2016 contre la maison de retraite Sint Augustinus, de Diest en Brabant flamand. Celle-ci avait refusé en 2011 l’accès à un médecin venu pratiquer une euthanasie dans ses murs. Suite à la plainte de la famille, le tribunal de Louvain a condamné l’établissement. Un dédommagement de 6 000 € a dû être versé aux membres de la famille pour le préjudice qu’ils ont subi pour avoir dû déplacer leur mère à son domicile afin que celle-ci puisse être euthanasiée.
4 - Propositions de loi visant à élargir l’accès à l’euthanasie pour les personnes atteintes de démence

Plusieurs propositions de loi ont été déposées à la Chambre des représentants, visant à élargir l’euthanasie aux personnes atteintes de démence (Alzheimer par exemple) et qui auraient rempli une déclaration anticipée d’euthanasie. Précisons que l’euthanasie est déjà autorisée et pratiquée en Belgique chez les personnes atteintes de démence à un stade initial et qui conservent la capacité de consentement.

Certains politiques belges souhaitent par ailleurs autoriser l’euthanasie pour les personnes qui se déclarent fatiguées de vivre, sans être affectées d’une pathologie particulière. Il convient rappeler que l’euthanasie est déjà possible pour cause de troubles psychiques, en matière de dépression par exemple (voir. point V.2). L’intégration de critère de la fatigue de vivre ferait évoluer le régime de dépénalisation de l’euthanasie vers l’organisation d’un suicide médicalement assisté et sur demande, fondé sur la seule volonté de mourir du patient (voir point V.1).

 

IV – DÉRIVES LIÉES AU NON-RESPECT DES CONDITIONS FIXÉES PAR LA LOI

 

Les motifs d’inquiétude sur le non-respect de la loi sont aujourd’hui multiples.

1 - Le rôle discutable de la Commission fédérale de contrôle

La Commission fédérale de contrôle a examiné toutes les déclarations qui lui ont été soumises depuis la mise en œuvre de la loi en 2002. Jusqu’en 2015, aucune n’avait fait l’objet d’un signalement au procureur, ce qui jette un sérieux doute sur l’impartialité de cet organisme composé pour une large part de partisans de l’euthanasie, dont la présidente de l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité (ADMD) belge, ainsi que le président du LevensEinde Informatie Forum (LEIF) et président de la Commission de contrôle. Ces deux associations militent en faveur d’une légalisation toujours plus large de l’euthanasie et du suicide assisté.

Le 27 octobre 2015, après plus de 8000 dossiers d’euthanasie traités en 13 ans d’exercice, la Commission fédérale a, pour la première fois – et la seule fois à ce jour –  transmis un dossier au Parquet. Il s’agit du suicide assisté de Simona De Moor par le docteur Marc Van Hoeys, président de l’association RWS, Recht op Waardig Sterven qui milite aux côtés de l’ADMD. Simona, 85 ans, se disait atteinte d’un « chagrin inapaisable » suite au décès de sa fille. On peut penser que la médiatisation du film « Allow me to die » a encouragé la famille à porter plainte. D’après le site Le Soir, le médecin assure, lui, que Simona « ne veut pas mourir parce qu’elle est dépressive. Non. Mais parce qu’elle en a marre ». De plus, quand le patient n’est pas en fin de vie imminente, un troisième médecin doit être consulté, ce qui n’a pas eu lieu ici.

Cette Commission fédérale, perçue comme une simple chambre d’enregistrement par un nombre croissant d’observateurs, finit par être contestée dans sa mission-même, au point d’être « en panne » et de ne pas parvenir à recruter certains membres qui doivent la composer, comme cela a été le cas fin 2015 et début 2021.

Dans une tribune publiée fin 2016, un collectif d’éthiciens et de médecins considère que la Commission fédérale « joue indûment le rôle d’un tribunal », en interprétant l’application de la loi d’une façon « élastique ». Deux exemples sont cités : celui du suicide assisté, non autorisé par la loi mais avalisé par la Commission fédérale, et celui de l’euthanasie en cas de perte de conscience avant l’acte euthanasique.

En mars 2017, lors d’un débat autour du dernier rapport de la Commission fédérale de contrôle, plusieurs députés ont plaidé pour un débat sociétal sur l’esprit de la loi. Ils se sont interrogés sur plusieurs problèmes récurrents, notamment l’effectivité des contrôles de la Commission fédérale, la médiatisation de certaines affaires, la confusion croissante entre euthanasie et suicide assisté. Les membres présents de la Commission fédérale se sont montrés favorables à une telle évaluation.

2 - Des euthanasies clandestines qui restent nombreuses

La Commission va jusqu’à reconnaître que tous les cas douteux ne sont pas déclarés. Son Président, le Pr Wim Distelmans, déclarait dans le cadre d’un reportage Complément d’enquête, diffusé sur France 2 fin 2014 : « Les cas déclarés sont tous en conformité avec la loi. Il peut y avoir des petites erreurs de procédure mais ils respectent tous la législation. Les cas douteux évidemment, les médecins ne les déclarent pas, alors on ne les contrôle pas ».

Ce même président a commenté le rapport publié en 2015 en reconnaissant que les euthanasies officielles ne représentaient qu’une partie des euthanasies réellement effectuées en Belgique : « Reste dans l’ombre, rappelons-le, le nombre d’euthanasies posées mais non-déclarées, ce qui nous empêche d’avoir une vue réelle sur l’ampleur de la question », rapporte le site 7sur7.

Dans leur tribune de fin 2016 évoquée plus haut, le collectif d’éthiciens et de médecins dénonce cette situation et critique l’attitude de la Commission fédérale dans ce domaine : il souligne notamment son manque de volonté d’évaluer et de combattre les euthanasies non-déclarées, ainsi que son silence devant les nombreuses « sédations terminales » (à base de fortes doses de morphine et de sédatifs) qui doivent être analysées comme des euthanasies à déclarer.

A titre d’exemple, une étude menée par des chercheurs de l’Université libre de Bruxelles et de celle de Gand a été publiée dans Social Science & Medicine en juillet 2012. Il s’agit d’une enquête approfondie auprès d’un échantillon représentatif de 480 médecins de Flandre et 305 de Wallonie. Celle-ci révèle que les déclarations à la Commission de contrôle ne concernent seulement que 73% des euthanasies pratiquées par les médecins flamands et 58% pour les médecins wallons. Autrement dit, 10 ans après la mise en œuvre de la loi, 27% des euthanasies en Flandre et 42% en Wallonie n’étaient pas déclarées.

3 - Un manque de respect et de contrôle des procédures

L’étude de juillet 2012 citée ci-dessus met également en lumière que la consultation d’un second médecin (obligatoire légalement) n’a été réalisée que par 73% des médecins flamands et que par 50% des médecins wallons.

Une autre importante étude d’évaluation a été menée en 2009 par le professeur Raphaël Cohen-Almagor, de l’Université de Hull (Royaume-Uni). Publiée dans la revue Issues in Law and Medicine, elle met en lumière plusieurs difficultés sérieuses. A titre d’exemple, concernant la nécessité légale de l’avis d’un second praticien, des cas sont signalés où le médecin consulté rend son avis par téléphone et n’examine pas la personne malade. Ces médecins feraient naturellement appel à des confrères, souvent les mêmes, connus pour leur ouverture à la pratique de l’euthanasie.

L’Institut Européen de Bioéthique (IEB), dans un important dossier consacré à cette question en 2012, souligne par ailleurs les dérives sur la fourniture des « kits euthanasie » vendus en pharmacie. Le médecin qui pratique l’acte d’euthanasie à domicile est tenu de se rendre en personne à la pharmacie et d’y rapporter le surplus non utilisé. En réalité, les substances létales sont parfois délivrées à la famille, et aucun contrôle n’est réalisé sur le retour des surplus, laissant craindre des utilisations frauduleuses de ces produits.

Plus récemment, la justice belge a pu juger un exemple de dérives chez certains médecins au regard du respect des procédures. Tine Nys, jeune femme dépressive de 38 ans, avait été euthanasiée en avril 2010 après une rupture amoureuse. En février 2016, ses sœurs portent plainte contre la négligence des médecins. Dans une interview sur la chaîne VRT, elles témoignent du déroulement de l’euthanasie à domicile de leur sœur. Le médecin « n’avait pas le matériel nécessaire pour l’injection », « il avait oublié les sparadraps ». La Commission de contrôle a reçu la déclaration de Tine deux mois après l’euthanasie, alors que la loi l’exige sous quatre jours. Plus fondamentalement, le caractère incurable de la dépression de Tine Nys, de même que le caractère inapaisable de ses souffrances psychiques étaient véritablement discutables. L’enquête a également démontré le caractère non anonyme de la procédure de contrôle par la commission. La Cour d’assises de Gand a finalement acquitté les deux médecins consultés de l’accusation d’empoisonnement. Quant au médecin ayant réalisé l’euthanasie, celui-ci est acquitté au bénéfice du doute, mais sa responsabilité reste à déterminer sur le plan civil.

4 - Vers un développement du don d’organes après euthanasie ?

Il s’agit ici d’un nouveau risque potentiel de dérive, même si les conditions légales sont respectées. Pour augmenter le nombre de greffes d’organes, car le nombre de donneurs est insuffisant, des chirurgiens belges souhaitent favoriser cette pratique parmi les personnes engagées dans un processus d’euthanasie. Un symposium sur le thème « Euthanasie et don d’organes » s’était tenu à Bruxelles le 28 septembre 2012, à l’initiative de la Société belge de transplantation, LEIF et l’association Maakbare Mens. S’appuyant sur le constat que 9 patients euthanasiés depuis 2005 avaient fait don de leurs organes, certains médecins voulaient encourager cette démarche. Ils estimaient à environ 10 % le vivier de donneurs potentiels parmi les candidats à l’euthanasie.

Des cas médiatisés démontrent une tendance vers ce que certains appellent « l’euthanasie altruiste ». En 2015, le débat a été alimenté par un homme néerlandais, dont le foie, les reins et le pancréas ont été prélevés après son euthanasie dans un hôpital des Pays-Bas. Devant la demande de dons d’organes qui augmente, le Centre Universitaire médical de Maastricht et l’Erasmus Medical Center ont rédigé un manuel pour faciliter la démarche « euthanasie – don d’organes ». Le Pr Ysebaert, médecin belge de l’Hôpital d’Anvers, précise dans La Libre, qu’ « actuellement, on ne dit pas aux patients qu’ils peuvent faire ce choix à cause du choc émotionnel que cela représente ».

Une récente étude menée par le Dr Jan Bollen, du Centre Médical de l’Université de Maastricht, a mis en avant le fait qu’au moins 10% des personnes euthanasiées auraient pu donner au moins un organe, ce qui aurait permis de mettre à disposition 684 organes en 2015. Le Pr Jean-Louis Vincent, spécialiste en soins intensifs à Bruxelles, affirme pour sa part qu’il faudrait encourager les dons en état de « quasi mort cérébrale » (situations où la personne n’est pas complètement morte), car la qualité des organes serait meilleure.

V – UNE INTERPRÉTATION EXTENSIVE DE LA LOI

1 – De l’euthanasie au suicide assisté

La loi belge n’exige pas que la personne soit en phase terminale d’une maladie grave et incurable, objectivement évaluée par le corps médical. Pour les médecins concernés comme pour la Commission nationale de contrôle, la perception subjective de la souffrance devient donc progressivement le seul critère pris en compte. Ce qui laisse la porte ouverte à des interprétations de plus en plus larges et des dérives choquantes, au nom du respect de l’autonomie individuelle.

Une part grandissante des euthanasies (17% en 2019, soit près de cinq cent personnes) est aujourd’hui pratiquée sur des personnes qui n’étaient pas en fin de vie, ou, selon les termes légaux, « dont la mort n’est pas attendue à brève échéance ».

Parmi les situations recouvertes par les euthanasies sur des personnes qui ne sont pas en fin de vie, figure notamment le cas des « polypathologies », consistant en une combinaison de pathologies non terminales (telles que l’arthrose, la baisse de la vue ou de l’ouïe, ainsi que les difficultés à se déplacer ou l’incontinence) mais dont l’addition sera néanmoins considérée comme permettant l’accès à l’euthanasie.

Citons également le cas des euthanasies de patients atteints de troubles psychiatriques tels que la dépression (voy. le point V.2) ou de syndromes démentiels, l’une et l’autre validées à plusieurs dizaines de reprises par la Commission de contrôle chaque année.

Voici quelques exemples de décès récents que l’on peut qualifier de « suicides assistés ». Ils sont aujourd’hui acceptés sans difficulté par la Commission de contrôle, alors qu’ils étaient exclus dans les débats à l’origine de la loi de 2002 :

- Eddy et Marc Verbessem, deux frères jumeaux de 45 ans, nés sourds

Eddy et Marc Verbessem, deux frères jumeaux de 45 ans, nés sourds et atteints d’un glaucôme qui devait les rendre progressivement aveugles, ont été euthanasiés le 14 décembre 2012 : la crainte de ne plus se voir a été considérée comme une « souffrance psychique insupportable », légitimant selon leur médecin l’accès à l’euthanasie légale.

- Ann G., 44 ans, souffrant d’anorexie

Ann G., 44 ans, souffrant d’anorexie depuis de nombreuses années et abusée sexuellement par son psychiatre, a été euthanasiée fin 2012 : elle disait « avoir un cancer dans la tête», lui causant une souffrance jugée suffisante pour entrer dans le cadre de la législation sur l’euthanasie.

- Un détenu en prison, condamné à une lourde peine et très malade

Un détenu en prison, condamné à une lourde peine et très malade, a été euthanasié en septembre 2012. C’est la première euthanasie d’un détenu en prison en Belgique. Une dizaine d’autres détenus auraient, depuis, exprimé la même demande. A l’occasion de l’affaire « Van Den Bleekenn » en 2014, (cf §V-2, ci-après), où l’euthanasie avait été accordée avant de trouver une autre solution, un débat s’est même instauré sur un retour à la peine de mort volontaire « pour motif humanitaire ». Une responsable de l’IEB a souligné à cette époque « un immense échec de la psychiatrie belge» et a dénoncé le système carcéral belge qui ouvre à la « peine de mort inversée ».

- Christian de Duve, 95 ans, Prix Nobel

Christian de Duve, 95 ans, Prix Nobel, est décédé par euthanasie le 4 mai 2013. Ses proches expliquent que ce grand scientifique s’était préparé sereinement à cette échéance après un malaise à son domicile. Il a mis à profit le mois précédant sa mort pour écrire à ses amis et anciens collègues, son dernier geste étant d’accorder une interview qui sera publiée à titre posthume dans un grand quotidien national. Son décès rappelle celui du grand écrivain belge Hugo Claus, qui avait organisé de manière similaire son euthanasie en mars 2008.

- Nathan Verhest, 44 ans, a « bénéficié » d’une euthanasie

Nathan Verhest, 44 ans, a « bénéficié » d’une euthanasie le 30 septembre 2013, après une opération de changement de sexe qui avait échoué. Née avec un sexe féminin, rejetée par ses parents qui souhaitaient un autre garçon après trois fils, cette personne rêvait depuis son adolescence de devenir un homme et avait suivi des traitements lourds pour y parvenir. Devant l’échec de la dernière opération, elle a affirmé « j’ai eu une aversion pour mon nouveau corps» et a fait état de ses souffrances psychiques pour obtenir d’être euthanasiée.

- Kevin Chalmet, d’une trentaine d’années, pompier

Kevin Chalmet, d’une trentaine d’années, pompier, a décidé de se faire euthanasier en 2014 pour « faire avancer le débat». Atteint d’une tumeur au cerveau, ce belge perd progressivement le goût, l’odorat… Le pompier prépare alors son euthanasie dans les moindres détails, passe à la caserne saluer ses collègues, écrit des lettres sur ses réflexions et planifie le jour de sa mort : « tout se déroulera à la maison et nous allons d’abord manger une couque au beurre » aurait-il livré.

- Johnny Vaes, 59 ans, atteint d’un cancer du pancréas

Johnny Vaes, 59 ans, atteint d’un cancer du pancréas a programmé son euthanasie pour le vendredi 13 mai 2016 après un dernier adieu à ses proches. D’après le site Sundinfo, ce père de famille n’avait plus aucun espoir de guérison après la généralisation de son cancer. Dès lors, il a annoncé son euthanasie sur Facebook et invité ses proches à l’hôpital pour une dernière retrouvaille. « Comme repas de midi, j’ai demandé une petite frite avec de la mayonnaise et du ketchup. Après, j’aurai ma piqûre, je partirai» affirme le malade.

Ces témoignages très médiatisés par la presse belge démontrent une banalisation croissante de l’acte euthanasique, et plus récemment une mise en scène et une théâtralisation de la mort.

2 – La souffrance psychique : jusqu’où aller ?

La loi belge sur l’euthanasie requiert d’une part la présence d’une souffrance psychique et/ou physique constante, insupportable et inapaisable chez le patient, d’autre part une affection incurable. Il convient de bien distinguer ces deux notions : l’affection peut viser une pathologie psychique telle que la dépression ou la démence. La souffrance psychique peut quant à elle résulter d’une pathologie non psychique, telle qu’un cancer, et ouvrir la voie à l’euthanasie. En d’autres termes, la souffrance psychique peut résulter d’une pathologie psychique, mais pas nécessairement.

Des personnes de plus en plus nombreuses (124 au cours des 2 années 2014 et 2015) sont euthanasiées pour des « troubles mentaux et de comportement » : dépression, Alzheimer, démence, etc. Cette tendance inquiétante est ainsi analysée dans une interview à Atlantico d’octobre 2016 : « cela signifie que, malgré leurs facultés mentales altérées, des médecins ont accédé à leur demande ».

Certains cas ont pourtant été évités, y compris au dernier moment, ou sont aujourd’hui en suspens. Voici quelques exemples emblématiques qui montrent toute l’ambiguïté de ces situations :

- Laura Emily, 24 ans

Laura Emily, 24 ans. En 2015, The Economist, a diffusé dans un documentaire « 24 and ready to die » le parcours de Laura Emilie, restée en vie après avoir programmé son euthanasie. Plongée dans une dépression après une enfance difficile, cette jeune fille avait demandé à être euthanasiée le 24 septembre 2014. Trois médecins ont accédé à sa demande, justifiant qu’il s’agit d’une « souffrance psychique incurable » comme le prévoit la loi de 2002. Le jour-J, les journalistes étaient au rendez-vous pour filmer sa mort, mais au dernier moment Laura Emily a refusé : « Je ne peux pas le faire » a-t-elle expliqué. « Ces deux dernières semaines ont été relativement supportables. Il n’y a pas eu de crises. C’est très peu clair pour moi : y a-t-il quelque chose qui a changé en moi, ou quelque chose qui a fait que cela était supportable ? » La jeune femme serait encore aujourd’hui en vie.

- Franck Van Den Bleeken, détenu interné d’une cinquantaine d’années

Franck Van Den Bleeken, détenu interné d’une cinquantaine d’années. Condamné pour plusieurs viols et pour meurtre, ce détenu belge a passé trente ans en prison. Alors qu’il était en bonne santé physique, Franck assurait ne plus supporter sa détention. L’accès à un hôpital susceptible de l’accueillir aux Pays-Bas lui avait été refusé par la justice. Il a alors demandé, et obtenu de la part des médecins qui le suivaient, l’accord pour une euthanasie en implorant une « souffrance psychique incurable». Après un débat médiatique mettant en cause l’incapacité du gouvernement à proposer une solution hospitalière, les médecins sont finalement revenus sur leur position et sont parvenus à un transfert vers une unité psychiatrique spécialisée à Gand. 

- Sébastien, 39 ans

Sébastien, 39 ans, a effectué en mars 2016 une demande d’euthanasie pour le jour de ses quarante ans. Dans une interview donnée à 20 minutes, ce pédophile expliquait : « Cela fait dix-sept ans que je suis en thérapie. J’ai passé quatre ans en hôpital psychiatrique. J’ai vu huit psychologues, quatre psychiatres, un sexologue […] désormais, je ne veux plus rien». Sa requête n’a pas, à ce jour, été autorisée. D’après la chaîne Francetv, les psychiatres belges se donnent 18 mois pour juger de la validité ou non de sa demande.

3 – La pression croissante des considérations économiques

Dans un article publié le 17 janvier 2017, le Docteur Marc Moens alerte sur le fait qu’« à la suite des problèmes budgétaires dans le domaine des soins aux personnes âgées, on commence à débattre d’une politique de l’euthanasie motivée par des considérations socio-économiques ». Dans certains médias et milieux médicaux, « on plaide aujourd’hui ouvertement en faveur de l’euthanasie des patients Alzheimer », et on affirme qu’il faudrait mieux arrêter certains traitements pour des maladies incurables, et investir l’argent dans le soin des personnes curables. Le Dr Moens conclut cependant : « Mais jamais l’euthanasie ne peut devenir une solution d’économie budgétaire dans l’élaboration de la politique de santé. Et pourtant, la « slippery slope» se rapproche dangereusement ».

4 – Vers l’inclusion de l’euthanasie parmi les « soins de santé »?

La définition des soins de santé, telle que libellée dans la loi belge du 10 mai 2015 relative à l’exercice des professions de soins de santé, vise actuellement les « services dispensés par un praticien professionnel au sens de la présente loi coordonnée, en vue de promouvoir, de déterminer, de conserver, de restaurer ou d’améliorer l’état de santé d’un patient, de modifier son apparence corporelle à des fins principalement esthétiques ou de l’accompagner en fin de vie ».

Parmi les actes visant à « accompagner le patient en fin de vie », d’aucuns considèrent qu’il convient désormais d’intégrer l’euthanasie.

Par ailleurs, le décret flamand de 2019 relatif aux soins résidentiels évoque, aux côtés des soins palliatifs, le concept de « levenseindezorg » (« soins de fin de vie »), sorte d’euphémisme visant implicitement l’euthanasie. Cette tendance s’inscrit plus largement dans l’appréhension de l’euthanasie en tant qu’acte compatible avec les soins palliatifs, voire en tant que soin palliatif en tant que tel. L’expression de « soins palliatifs intégraux », visant l’intégration de l’euthanasie dans l’offre palliative, traduit précisément cette tendance.

Cette inclusion de l’euthanasie, en tant que service dispensé par un praticien professionnel sans objectif diagnostique ou thérapeutique, parmi les actes médicaux, voire parmi les soins de santé, entraînerait d’une part un renforcement de « l’intégration culturelle » de l’euthanasie en Belgique.

D’autre part, cela donnerait à l’euthanasie le statut de « droit » au sens large. La loi relative à l’euthanasie en Belgique reste une loi de dépénalisation, c’est-à-dire que toute euthanasie est pénalement répréhensible, sauf si elle est accomplie dans le respect des conditions strictes définies par la loi (cf § III-1). Or, considérer l’euthanasie comme un soin de santé reviendrait à faire de l’euthanasie un droit exigible par les patients, avec des critères d’application beaucoup plus larges.

Ce changement de statut réduirait aussi considérablement la portée de l’objection de conscience des médecins, comme en témoigne la loi du 15 mars 2020 s’agissant du renforcement de l’obligation de renvoi par les médecins qui refusent de pratiquer une euthanasie, désormais tenus de renvoyer le patient vers un « centre ou une association spécialisés dans le droit à l’euthanasie » (voy., supra, le point III.3).

ANNEXE : UNE OPPOSITION CROISSANTE AUX DÉRIVES

 

Depuis son introduction il y a près de vingt ans, la pratique de l’euthanasie n’appelait pas de critique publique forte et semblait être « rentrée dans les mœurs ». L’opinion publique belge s’était montrée plutôt favorable en 2014 à l’extension de la loi aux mineurs. Toutefois, face à la multiplication des dérives dans l’application de la loi, les initiatives pour remettre en cause la banalisation de l’euthanasie se sont multipliées récemment. Les contestations sont de plus en plus nombreuses, aussi bien au sein de la Belgique qu’à l’international.

1 - Des oppositions par des professionnels de la santé
  • Plus de 70 personnalités, principalement des professionnels de la santé, ont signé en juin 2012 un texte important à l’occasion des dix ans de la loi belge sur l’euthanasie. Leur appel souligne combien cette loi, en ouvrant la « boîte de Pandore » et en transgressant un interdit fondateur, a dégradé la confiance au sein de la société et a fragilisé les personnes les plus vulnérables.
  • Le site internet euthanasiestop.be a été créé en mai 2013 par des médecins, professeurs et personnalités belges pour réagir aux propositions de loi visant à élargir l’euthanasie. Ce lieu d’information et d’échange suscite progressivement une prise de conscience citoyenne.
  • Plus de 172 pédiatres ont remis, le 12 février 2014, une lettre ouverte aux présidents de chaque parti politique belge. Face à la proposition de loi pour étendre l’euthanasie aux mineurs débattue à l’époque, ces professionnels de toute la Belgique ont considéré qu’un délai de réflexion était nécessaire. Ils ont souligné l’ambiguïté des termes de la proposition de loi : « En pratique, il n’existe aucune méthode objective pour apprécier si un enfant est doué de la capacité de discernement et de jugement. Il s’agit donc en fait d’une appréciation largement subjective et sujette à influences ».
  • En septembre 2014, Corinne Von Oost, responsable d’une unité de soins palliatifs en Belgique a publié le livre Médecin catholique, pourquoi je pratique l’euthanasie. Dans une interview à La Croix, elle a affirmé que pratiquer l’euthanasie n’est pas pour elle donner du sens, « c’est répondre au non-sens par le non-sens», et admettait que « le risque, c’est de s’y habituer ». Cet ouvrage médiatisé n’a pas manqué de faire réagir. Docteur en théologie et bénévole en soins palliatifs, Marie-Dominique Trébuchet y a répondu en décembre 2014 dans La Croix : « Face à la question du docteur Van Oost « Qui étais-je pour lui refuser la mort ? », répondons ceci « Qui suis-je pour donner la mort ? ». En janvier 2016, Catherine Dopchie, médecin catholique, oncologue et responsable d’une unité hospitalière de soins intensifs, a également réagi dans La Libre : « La souffrance psycho-spirituelle du « non-sens », désormais à l’origine de la plupart des demandes d’euthanasies, ne s’adresse pas à l’art médical au sens strict ».
  • Le 10 septembre 2015, un collectif de 38 professeurs d’universités, psychiatres et psychologues ont publié une Carte blanche. Dans cette tribune, ils ont exprimé leur vive inquiétude face au nombre croissant de cas d’euthanasies de personnes souffrant de troubles psychiques. Partant du cas de Laura Emily, le collectif a souligné que « la pratique confirmerait que le cadre légal relatif à l’euthanasie pour seule raison psychique est discutable». En effet, « le caractère inapaisable de la souffrance mentale ne peut être constaté car il n’y a pas de paramètres mesurables – ni prélèvement de tissu, ni élément du comportement – qui pourraient l’objectiver ».
  • En 2019, a paru le livre ‘Euthanasie, l’envers du décor’ aux Editions Mols. Cet ouvrage collectif rassemble les témoignages de dix professionnels de la santé au sujet de la pratique de l’euthanasie en Belgique et de l’impact d’un tel acte sur leur profession. Huit soignants belges – professeurs d’université, médecins, infirmiers et éthiciens reconnus et expérimentés en accompagnement palliatif – tentent ensemble de dire leurs questions autour de la fin de vie, des soins palliatifs et de la pratique de l’euthanasie. Deux femmes médecins, française et israélienne, se sont jointes à eux. Ces récits, destinés tant au milieu médical qu’au grand public, évoquent l’envers du décor, l’autre face d’une réalité qu’il est grand temps de prendre en compte ou d’évaluer avec plus de rigueur. L’ouvrage est désormais traduit en espagnol, aux éditions Sigueme, et en anglais, chez Springer. Il a également fait l’objet d’un film documentaire, sorti en 2020 et intitulé « Euthanasie, la pente glissante».
2 - Des oppositions citoyennes croissantes dans la société
  • Le Pr Etienne Montero, doyen de la faculté de droit de Namur, a publié en septembre 2013 le livre Rendez-vous avec la mort: dix ans d’euthanasie légale en Belgique. Dans cet ouvrage, il dresse un bilan critique de la situation, souligne toutes les limites du contrôle d’une loi interprétée de façon extensive, et s’inquiète du phénomène de « pente glissante » : « Le problème est que, tant qu’on s’en tient aux seuls critères de « l’euthanasie sur base d’une volonté exprimée valablement, le dispositif législatif belge permet de justifier presque toutes les situations d’euthanasie. La souffrance est une notion subjective et la notion de maladie grave est élastique ».
  • Les principaux responsables religieux de Belgique ont diffusé le 6 novembre 2013 un communiqué historique. Marquant pour la première fois l’unité des trois grandes religions monothéistes, les représentants du christianisme (catholiques, protestants, orthodoxes), du judaïsme et de l’islam ont exprimé leur vive inquiétude face au risque de banalisation de l’euthanasie. Ils se sont opposés à l’extension de la loi aux mineurs ou aux personnes démentes, car cela marquerait « une contradiction radicale de leur condition d’êtres humains», et concluaient : « Nous ne pouvons dès lors entrer dans une logique qui conduit à détruire les fondements de la société ».
  • Plus récemment, le 28 décembre 2015, le nouveau primat de Belgique, l’évêque Jozef De Kesel, a pris la parole dans le quotidien Het Belang. Il a tenu à réaffirmer la liberté des institutions de santé d’effectuer ou non des euthanasies. Certaines, dont une en janvier 2016, a refusé l’accès à une euthanasie au sein de ses locaux (cf §III-3 ci-dessus).  Le Cardinal a affirmé : « je pense que nous avons le droit de décider de ne pas les pratiquer, au niveau d’une institution. Je pense par exemple à nos institutions ».
  • L’ancien ministre des Finances et chef du groupe chrétien-démocrate flamand (CD&V) Steven Vanackere a appelé à une évaluation de la loi en février 2016. D’après le Figaro, son objectif n’est pas de supprimer la loi mais d’en « évaluer les dérives ». Il a également déploré la composition de la Commission de contrôle, en rappelant qu’« il y a des membres qui participent eux-mêmes à des activités d’euthanasie et qui peuvent donc se retrouver juge de leur propre activité». « Nous voulons permettre un véritable débat sociétal, au-delà de l’idéologie, et en associant la société civile. Je suis convaincu que cette évaluation va permettre au public de prendre conscience des dérives de la loi ».
  • L’Institut Européen de Bioéthique (IEB) analyse depuis 2001 les évolutions de la législation, des pratiques et des mentalités en Belgique. Réagissant, par exemple, à l’euthanasie des deux frères jumeaux en janvier 2013, un responsable de l’IEB a souligné combien l’euthanasie est en train de se banaliser dans la société belge. « La liste des maladies incurables est pratiquement infinie (…) ; la notion de souffrance psychologique est laissée à l’appréciation subjective de l’intéressé (….). Au total, le dispositif légal est pratiquement taillé sur mesure pour autoriser l’euthanasie sur simple demande volontaire et répétée de toute personne qui souffre de maux divers, de solitude ou de lassitude de vivre (…). Nous assistons déjà à une banalisation de l’acte euthanasique en Belgique ».
    En 2014, au sujet de l’extension aux mineurs et aux personnes démentes, l’IEB a souligné que « la population est désormais prête à accepter ce qu’elle aurait réprouvé dix ans plus tôt. Difficile de nier que l’euthanasie et le suicide assisté se banalisent effectivement… Est-ce la manière dont la société entend rencontrer la détresse et la souffrance des personnes vieillissantes ou fragilisées par la maladie ou un handicap ? »
    Le 24 octobre 2016, dans une longue interview à Atlantico, Carine Brochier a livré une analyse actualisée des dérives de l’euthanasie, appelant à un meilleur accompagnement des personnes âgées plutôt qu’à un élargissement constant des critères légaux.
3 - Des réactions internationales
  • Fin janvier 2014, 61 membres de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, émanant de plusieurs pays et partis politiques, ont signé une déclaration relative au projet de loi sur l’euthanasie des enfants en Belgique. Cette déclaration rappelait notamment que « l’euthanasie, lorsqu’elle consiste à tuer intentionnellement, par un acte ou par une omission, un être humain dépendant, dans son intérêt présumé, doit toujours être interdite». Les parlementaires européens considèrent aussi que la Belgique « trahit les enfants les plus vulnérables en estimant que leurs vies n’auraient plus de valeur intrinsèque ».
  • Les 10-11 février 2014 se tenait en Inde, à Mumbay, un Congrès international de soins palliatifs pédiatriques. 250 experts issus de 35 pays ont publié une déclaration pour mettre en garde la Belgique qui débattait sur l’extension de la loi de 2002 aux mineurs. La déclaration finale « appelle urgemment le gouvernement belge à reconsidérer sa récente décision». Ces médecins « réclament pour tous les enfants en fin de vie l’accès aux moyens appropriés pour contrôler la douleur et les symptômes, ainsi que des soins palliatifs de haute qualité pour rencontrer leurs besoins particuliers ». La déclaration ajoutait : « Nous croyons que l’euthanasie ne fait pas partie de la thérapie palliative pédiatrique et ne constitue pas une alternative ».

 

 

POUR ALLER PLUS LOIN :

 

  1. Livre Euthanasie, l’envers du décor, Editions Mols, 2019,
  2. Raus, B. Vanderhaegen, S. Sterckx, « Euthanasia in Belgium: Shortcomings of the Law and Its Application and of the Monitoring of Practice », The Journal of Medicine and Philosophy, vol. 46, 2021, pp. 80-107.
  3. Euthanasie : 10 ans d’application de la loi en Belgique. Dossier de l’IEB, avril 2012. Un dossier très complet sur la législation et les pratiques, concluant à l’absence de contrôle effectif de l’application de la loi.
  4. Avis n° 121 du CCNE sur la fin de vie, 1er juillet 2013. Annexe 2 sur le bilan des expériences étrangères sur le suicide assisté et l’euthanasie : analyse du Bénélux pages 73 à 77.
  5. Rapport 2018-2019 de la Commission fédérale de contrôle, publié en octobre 2020. Bilan statistique détaillé des euthanasies réalisées en 2014 et 2015.